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laviemédiocre
19 mai 2021

Ma retraite littéraire

J'ai manqué de contact avec la culture. J'ai commencé à travailler à 19 ans et mes études universitaires consistèrent à suivre les cours le samedi ou certains soirs après le travail. Il y avait aussi parfois la radio universitaire mais tout cela était très aléatoire et dépendait des contraintes de mon emploi du temps et de mes engagements politiques et syndicaux. Par la suite, la séparation avec ma femme me laissa "sur la paille" et je dus jongler entre mon travail, mes enfants qui étaient le fondement sentimental donc essentiel de mon existence et des ennuis financiers que je dissimulais. Alors, j'ai lu mais vite et mal, parfois pour me détendre mais surtout pour essayer de comprendre le monde qui m'entoure. La retraite fut une libération et même si, dans un premier temps, je m'engageais dans des associations (liaison école/entreprises; Maison de l'Europe) et même en politique, au Parti Radical, par l'intermédiaire d'une amie proche de Jean Louis Borloo, je suis devenu un boulimique de lecture de toutes sortes. La lecture est devenue un des buts de ma vie tant pour analyser la société que pour m'instruire et surtout trouver en moi le bonheur; bonheur et compréhension induits par la lecture nous rendent plus aptes à devenir plus généreux donc plus sage. Je regretterai de n'avoir vraiment eu le temps de ne m'instruire qu'à ma retraite car si la lecture change ma perception des "choses de la vie", elle n'entraîne pas un effet sur l'action de l'homme dans la société. Lire et agir sont le propre de la jeunesse qui est engagée concrètement dans le monde; les retraités regardent et observent avant de sortir...

Peu à peu j'ai abandonné les livres économico-poliques. Les économistes de gauche (Thomas Porcher, Thomas Piketty)) comme les autres sont bien décevants et se répètent. L'économie est vraiment une non-science, comme nous nous en apercevons maintenant, à la fin du 3° confinement de "l'épidémie" dite du ou de la COVID. Les économistes n'ont aucune certitude et leurs théories évoluent suivant les circonstances. On constate maintenant que ceux qui se proclamaient libéraux et qui disaient que les dépenses publiques et la dette nous ruinaient sont maintenant devenus des keynésiens convaincus. Seules les thèses de Christophe Guilly sur la France périphérique me semblent apporter une vision novatrice et pertinente pour l'analyse de notre société libérale mondialisée.

J'ai été fort déçu également par les livres historiques; j'en avais trop lu sans doute. Le pire est certainement "les Gauches Françaises" de Jacques Julliard. il est évident que cet historien chroniqueur utilise les faits et choisit certains événements pour justifier ses thèses; Julliard aime les partis socialistes réformistes et surtout leurs leaders; il a horreur de la violence révolutionnaire qui a pourtant permis la plupart des conquêtes sociales et politiques et il se sert de faits historiques sélectionnés pour justifier sa thèse souvent anchronique.  Le livre de Max Weber, par contre, "Ethique protestante et esprit du capitalisme" cherche à découvrir sous les événements et péripéties le mouvement des idées et des structures sociales. Malgré la difficulté du sujet, il nous fait réfléchir comme le fait Marx dans "les guerres civiles en France" et "le Manifeste".

La lecture sociologique de Bourdieu et ses concepts de capital culturel et social m'ont conduit à la philosophie. Le vulgarisateur Luc Ferry ou le livre "le monde de Sophie" rédigé pour les débutants sous forme de roman à clé m'ont permis d'appréhender la philosophie qui m'a véritablement passionné. J'ai même participé trois ans à un café philo. Je suis "entré en philosophie" par les deux piliers de la pensée rationaliste: Platon et sa théorie du monde des idées séparées du monde sensible et son contradicteur, Aristote, théoricien de la connaissance des choses par leur forme directement accessible à l'intelligence par les perceptions de nos sens. C'est à partir de "La République" de Platon que les questions éthiques m'ont intéressé avec le stoïcisme (Epictète et Marc Aurèle) et l'épicurisme (Lucrèce). Kant et Spinozza ont fortifié mes réflexions. Le second ("Dieu c'est à dire la Nature") qui fait de l'homme un attribut totalement déterminé de la divinité nous invite à utiliser notre raison pour réaliser notre liberté éthique dans la joie de comprendre. "La sagesse n'est pas une méditation de la mort mais de la vie" (Spinozza). J'ai retrouvé avec plus de force et de dynamisme cette puissance et cette volonté d'être à travers Nietzsche qui renverse toutes les idoles et "forces de mort". Sa critique des dogmes moraux et des religieux dont le pouvoir repose sur l'idéologie de la prétendue faute humaine et de la dette vis à vis de Dieu est la meilleure lecture que l'on puisse conseiller à un jeune à la recherche de la puissance par l'action volontaire. La pensée de Nietzsche est vraiment une invitation à réaliser sa puissance de création face à tous ceux qui incarnent le pouvoir nihiliste qui nous déposséde de notre vie authentique. J'ai trouvé dans les écrits philosophiques  malgré leurs diversités et contradictions, une sorte de réel bonheur. Il me semble certain que l'esprit humain est bien déterminé par des contraintes tant naturelles que sociales et le COMPRENDRE, c'est essayer de maîtriser ces déterminismes pour aller vers la liberté personnelle basée sur une certaine forme de scepticisme individualiste qui n'exclut pas l'amour de la création plus que des êtres humains.

Puis il y a eu cette interprétation d'Hegel par d'Hondt qui m'a permis d'affiner mes relectures de Marx où se trouvent, me semble-t-il, une part de la Vérité sociale. Les explications de la prodigieuse Rosa Luxemburg, de Lukacs, de Korsch, et surtout de Mattick démontrent la pertinence du matérialisme dialectique comme fondement invariant de mouvement de nos sociétés. Je reparlerai de Georges Sorel ("réflexions sur la violence") et surtout de Guy Debord ("la société du spectacle") qui ont, me semble-t-il, adapté la pensée marxiste aux réalités de notre temps. De mai 68, la pensée situationniste sera une des rares choses qui restera comme critique radicale de notre société capitaliste.Tous ces textes et analyses, je les ai résumés dans des cahiers qui, j'espère, serviront peut-être à un membre de la famille.

Plus les lectures s'enchaînaient, plus se posait la question du sens. Georges Bataille et la notion de dépense d'énergie co-extensive de toute société humaine, Mircea Eliade, "le profane et le sacré" furent les révélateurs de la "spiritualité" qui fait que tout homme s'interroge sur les rapports mystérieux qui le rattachent à l'univers. Les lectures et relectures des poètes comme William Blake, Höelderlin, Rimbaud, Mallarmé, Char, Reverdy, Breton et même Aragon abordaient ses rivages inconnus où pensées, sensations et émotions dévoilent le sens de la vie au double sens du terme. J'ai toujours des difficultés à percevoir la magie de la langue poétique  mais Novalis, le plus lumineux, m'a conduit sur le chemin de la recherche spirituelle. Comment ne pas être fasciné par les mystiques Saint Jean de La Croix ou Thérèse d'Avila quand ils accédent à ces illuminations indescriptibles et que l'on ne peut sentir que divines. Dans la grande littérature, se retrouvent ces chemins de l'espérance ou de l'angoisse désespérée. Dostoievski est cet écrivain de l'absolu où les combats dans l'âme des personnages transcendent leur quotidien et modifient leur vie vers le Mal ou le Bien. Le philosophe de ces affrontements spirituels au fond de notre être est, sans conteste, Kierkegaard dont la lucidité désespérée fut un choc pour moi. Bergson ("les deux sources de la morale et de la religion") puis Teilhard de Chardin ("Hymne de l'Univers") m'ont introduit dans ce nouveau monde, celui de la spiritualité qui est recherche en soi par la perception intime de la réalité d'une unité fondamentale dont parlait les néo-platoniciens tel Plotin. Bachelard (philosophe issu du peuple donc un peu ignoré et méprisé) nous invite à découvrir dans l'imagination symbolique et dynamique des 4 éléments un moyen d'accéder à cette joie souveraine que nous atteignons dans la contemplation des merveilles du monde. Il me semble que se rejoignent par la spiritualité les civilisations occidentales et orientales. Bouddhisme, taoisme, ou soufisme cherchent comme les mystiques chrétiens l'apaisement qui est acceptation, observation et accueil d'une Vérité qui dépasse la vie humaine.

Ces dernières années j'ai aussi lu quelques auteurs étrangers. Faulkner m'a peu intéressé, Virginia Woolf est trop bourgeoisie intellectuelle britannique. Je n'adhére pas à son spleen languissant ni, dans un autre registre, à la prétendue provocation d'Albert Cohen, dans "Belle du Seigneur", critique du romantisme finalement très convenue. Il a fallu que j'arrive à l'âge de la retraite pour que j'apprécie vraiment la littérature française. Les  "Contes du Graal","Tristan et Yseult", "le Roman de la Rose" ont le charme du passé et du bonheur d'un amour impérieux, au-delà du temps et de l'espace. Rabelais m'a ravi par son exubérance si communicative qu'on se réjouit de vivre en sa compagnie. On ne peut que rire "à gorge déployée" quand il se moque des conventions hypocrites et de la bêtise humaine . Et puis il y a cette langue au vocabulaire plein de saveur et d'odeur. La Renaissance, comme le Moyen-Age, c'est à la fois le matérialisme le plus trivial et l'idéalisme le plus éthéré, à la recherche de notre lumière intérieure. Plaisir de lecture poursuivi avec Marguerite de Navarre, soeur de François I° ou Brantôme. Montaigne est sans conteste un des plus grands. On goûte la saveur du verbe et la verdeur naturelle de sa langue mais il est surtout le grand penseur moraliste, à la fois stoïcien dans sa vie personnelle et sceptique vis à vis de la sagesse humaine. Il est le lien essentiel entre la pensée antique et le monde moderne. Pascal le commentera et sera celui qui montrera notre faiblesse humaine face à l'immensité du monde. Ces formules traverseront le temps et exprimeront toujours l'angoisse qui nous étreint face "aux espaces infinis". Nous avons peut-être trop entendu Molière et ces comédies vieillissent souvent mal mais le "Misanthrope" restera; de Corneille restera le conflit en soi, entre devoir, gloire et amour et de Racine on ne peut oublier le miracle de la langue, de la musique de la passion funeste... Mais du 17° il faut redécouvrir vraiment "les Maximes" de La Rochefoucauld et surtout "Les Caractères" de La Bruyère. Vauvenargues et surtout Chamfort sont aussi des maîtres de pensée. Les aphorismes ou portraits de ces quatre sages devraient être la base de bien des réflexions de nos jeunes lycéens sur la société humaine, ses hypocrisies, mensonges et faiblesses. Au 18° Rousseau est maintenant bien ennuyeux sauf dans ces intuitions philosophiques ("De l'origine de l'inégalité", "le Contrat Social"). Voltaire est un feu d'artifice d'esprit, d'intelligence et de provocation. On devrait lire, à l'adolescence, "le dictionnaire philosophique" mais le meilleur de ce siècle, d'après moi, est Diderot qui pose les questions fondamentales avec humour et profondeur de pensée et de sentiment. "Le supplément au voyage de Bougainville" est un pur chef d'oeuvre d'intuition métaphysique, de rationalisme matérialiste, et d'ironie souriante. Diderot s'inspirera du désopilant mais touffu livre de Laurence Sterne "la vie et les opinions de Tristan Shandy, gentleman" pour écrire "Jacques le fataliste", qui servira de modèle, deux siècles plus tard, aux innovations littéraires que sont la distanciation brechtienne et le nouveau roman.

Du romantisme que restera-t-il? Le génie Hugo qui est la fin de la grande tradition poétique française partie de Villon et de Ronsard et qui s'achève dans cette apothéose appelée "Les Contemplations". Peintre des émotions, des sentiments, visionnaire, Hugo est le "voyant" imaginé par Rimbaud qui ouvre le chemin à toute la poésie contemporaine, c'est à dire entre autres aux "ailes de géant" de Baudelaire romantique et symbolique, à l'inventeur de la langue poétique Rimbaud et au larmoyant Verlaine nostalgique de "la musique avant toute chose". La voie était ouverte au recherche, souvent obscure du symbolisme de Mallarmé ou de Valéry et au mystère  bouleversant de l'amour fou des surréalistes. J'ai eu souvent des difficultés pour apprécier les grands romanciers tels que Balzac ou Zola car même si je reconnais leur puissance littéraire dans cette peinture presque scientifique de la société bourgeoise et  par l'acuité psychologique de leur "acide" regard d'écrivain, je trouve souvent de longs développements qui lassent le lecteur que je suis. Stendhal m'attire plus car s'ajoutent au roman "miroir" du monde" des personnages passionnés et amoureux. Quant à Flaubert, on ne peut qu'exprimer son admiration et les longueurs de "Madame Bovary" ne traduisent que les tristes langueurs de la "midinette" et de ses dérisoires et pauvres lectures romantiques et celles de "l'éducation sentimentale" que l'échec de la vie de l'anti-héros Frédéric Moreau. Face à ce 19° siècle, grande époque du roman, les écrivains comme Anatole France et bien d'autres sont bien oubliés Ils sont bien agréables à lire néanmoins ("le livre de mon ami", Poil de Carotte" etc.). Le "journal de Jules Renard" peut intéresser avec ses aphorismes "doucement" cyniques. Rien à voir avec les deux dynamiteurs du roman classique que sont Proust et Céline. Ce sont les deux phares de la littérature du début du 20° siècle. Le premier par ce style achevé qui fond prose, poésie, réflexion en un chef d'oeuvre d'harmonie et le second par l'invention d'une langue qui transforme le monde en chaos absurde et incohérent, avec ses fantoches égoïstes, cruels et odieux. Ils sont tous les deux les analystes de l'hypocrisie humaine autant masculine que féminine, populaire ou bourgeoise et aristocratique. J'ai lu bien d'autres auteurs contemporains et si je reconnais que Sartre et surtout Camus ont inspiré mes réflexions et engagements libertaires; je pense néanmoins que la grande période de la littérature française est achevée même s'il y a encore beaucoup d'écrivains de qualité. J'ai lu quelques livres récents: d'Ormesson, Houellebecque, Amélie Nothomb, Leila Slimani, Despentes, Delerm etc. Malgré leurs grandes différences tant sur les sujets que sur le style, ils sont souvent plaisants à lire, perspicaces voire caustiques mais il y a comme un manque de je ne sais quoi. Seul le temps dira ce qu'il restera.  

Tout cela pour dire que je suis un médiocre mais qui s'est efforcé de l'être en cherchant à se cultiver, prioritairement, pour m'améliorer et mieux agir dans ma vie personnelle et un peu dans mes engagements sociétaux. Il m'a manqué la lecture des classiques quand j'étais jeune. C'est un passage obligé pour comprendre ce qu'est la culture réelle. Plus tard, on n'a pas le temps et il nous manquera toujours les Maîtres qui vous dévoilent les formes et l'esthétique des grandes pensées. C'est, me semble-t-il, mieux que de se prétendre cultivé  en suivant les dernières modes de l'actualité artistique, en se précipitant vers les dernières nouveautés du spectacle puisque la prétendue culture est devenu le symbole représentatif de notre société marchande. Cet ersatz culturel actuel met, sur le même plan, un rappeur souvent illettré (ce n'est pas de sa faute!), un chanteur de variétés et un vrai poète, un "barbouilleur" à la recherche du scandale et un artiste à la recherche d'une esthétique novatrice, Fellini et le dernier film américain à gros budget. Cette culture événementielle est foncièrement méprisable. Et pourtant le public moutonnier se précipite car il faut "bouffer" de la culture. C'est par l'amour de la connaissance et par le désir de s'émerveiller que transmettent les purs artistes que nous progressons dans notre âme et dans notre rapport charnel, sociologique et spirituel au monde. "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles mais par manque d'émerveillement". 

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